L’Artificier – Olivier Normand.

Avec L’artificier, Olivier Normand fait acte de dépeupleur avec légèreté : il creuse à même la chair de la vedette avec l’air de ne pas y toucher. La pièce déroule alors une réflexion subtile autour de la présence : qui met-on en scène lorsque l’on est sur scène ?

Dans le cadre des journées du patrimoine, le couvent des Ursulines ouvre ses portes et présente, outre différentes scénographies de pièces de Mathilde Monnier, une étape de travail de l’Artificier, pensé à voix haute par Olivier Normand. Ce jeune chorégraphe vient des mots : ancien étudiant à l’ENS, il a traversé E.x.e.r.c.e. et Transforme (Abbaye de Royaumont). Il travaille de puis à articuler ses différentes entrées dans la danse : interprète, chorégraphe et chercheur.

Après une étude sur l’impermanence du geste – Ici, contour progressif avec Mylène Benoît –à travers l’usage de la vidéo en temps presque réel, L’artificier apparaît comme une exposition de différents rapports à la scène. La rock star, le crooner, la diva ou le soliste sont convoqués dans un solo à plusieurs, plein des présences de Thibaud Croisy et Sylvie Mélis, dramaturges et créatrice lumière.

Olivier Normand entame la relation à la salle en disant Barbara et son « je vous remercie de vous », texte sublime d’impudeur assumée. Son visage pâle reflète le bleu de sa chemise de music-hall. Il cite le meilleur de Johnny Hallyday, Vivre, comme un jeu mimétique en lumière tombante.

Après un épuisement de claquettes, il interprète La Lamentation de Didon tandis que la lumière le fuit. Son visage puis son corps sont désertés. Cet instant frôle la rupture tant l’émotion est vive. Le micro en main, les lèvres serrées et le visage immobile, il laisse l’enregistrement prendre sa place. Un coup de feu retentit et Olivier Normand joue les tragédiennes. L’abandon par la lumière devient abandon de la lumière lorsqu’il quitte son micro, esseulé dans la flaque blanche.

Plus loin, à la lisère de la poursuite, il jette des feuilles de papier à rouler enflammées, joue de feux de Bengale, artificier de pacotille, artificier au sens propre. Quand la lumière s’échappe, en fuite et en rebonds, nous est rappelé le plaisir simple et oublié d’un écran de fumée et de l’écriture d’une pièce dans ses moindres détails.

Une apparition spectrale dans un fossile de robe, mise à distance par une boucle d’applaudissements et de remerciements, clôt cet examen lyrique des mises en scènes les plus égotistes : monologues, solos, récitals.

Cette étude de la figure de l’artificier, faiseur d’art et faiseur d’artifices est traversée de suspensions, de respirations délicates, d’une volonté de se décentrer, littéralement, en occupant l’espace un pas de côté. L’ensemble a un goût de déjà-vu, à moins que ce soit un air d’appartenance, un goût pour un certain théâtre, une certaine mise en scène de soi. Ici comme ailleurs, l’artiste se joue de la sincérité, de l’adresse au public, des changement de costume à vue, des déplacements suspendant le rythme de la pièce. Il questionne le travail, doute au lieu d’affirmer, mêle beauté et ridicule. Olivier Normand déconstruit la figure de l’idole en déconstruisant la fiction théâtrale. Il vide le rôle de sa substance factice, le spectacle de sa star.

Dans L’artificier, la scène est débarrassée du personnage, seule la personne demeure. Ou serait-ce définitivement l’inverse ?

ParisArt

Clôture de l’amour de Pascal Rambert, l’état de grâce.

Pascal Rambert reprend dans ses murs, à Gennevilliers, la pièce qu’il a présentée au festival d’Avignon après une absence de six ans. Son écriture délibérément orale, volontairement actuelle, toujours à la limite de se démoder, se répand sur un plateau vide, éblouissant de blancheur. La composition est radicale : deux comédiens, une heure de monologue chacun, un intermède. Une pièce douloureuse, radicale au sens propre : Clôture de l’amour prend le mal à la racine et l’expose dans toute sa splendeur paradoxale.

Stanislas Nordey est Stan, un comédien qui décide de rompre. Il apparaît immédiatement qu’il n’est pas de ceux qui s’en vont sur la pointe des pieds, souvent appelé lâches, peut-être injustement décriés. Lorsqu’il convoque son amour dans leur salle de répétition, il s’agit d’affirmer haut et fort « je voulais te voir pour te dire que ça s’arrête ».

La suite ne sera qu’attaques violentes et faibles défenses. Il commence par nier l’existence de la relation « ta fiction », par crier son absence d’être « ton mausolée ». Il justifie son emportement en le circonscrivant à la parole et refuse la souffrance déjà visible dans le corps de l’ancienne aimée « je n’attaque pas, je parle ». Il tente de faire le tour des reproches possibles, des remontrances qu’il imagine dans le temps infini de sa parole. Il accuse celle qui se défend, qui repousse, qu’il souffre de ne pouvoir atteindre. La gestuelle et l’insistance continue dans la manière de proférer du comédien sert à merveille l’instable fatuité de cet homme blessé qui fuit un bonheur qui l’accable. Enragé par la douleur de découvrir qu’elle est « comme tous ces gens », lui intimant de rester droite après lui avoir promis la guerre, le refus de la reddition.

Qu’il fende la diagonale du plateau ou qu’il pose un genou à terre pour mieux s’élancer, Stanislas Nordey joue de son corps sous tension durant toute sa partie. Les tremblements du départ s’évacuent dans des gestes de frappes arrêtées. Ses mots portent un certain ridicule mais salissent les convictions intimes. Il encense le travail de la comédienne mais démolit la femme d’intérieur, celle qui ramène les profondeurs à la surface, les rend visibles. Il remet en cause le pouvoir du regard et moque au corps ses tentatives pour supporter l’assaut d’un cinglant « ce n’est pas une session d’expression corporelle, Audrey ».

Alors, quelques enfants entrent pour une répétition factice. Ils interprètent avec une neutralité quasi totale la Happe de Bashung tandis que leur départ marque le début de la réponse d’Audrey « la femme la plus forte du monde » incarnée par Audrey Bonnet. Que dire de la force de sa présence ? Difficile de la penser, de la traduire en mots. Audrey Bonnet est une comédienne absolue, fulgurante, « à l’intérieur [son] art est entièrement contenu, vivant  » .

Elle prête son corps à l’expression sans concession du mélange de force et de faiblesse qu’implique l’amour. Le face à face est terrible, sans merci. L’intensité frappe de plein fouet. Stan est à genoux, il plie devant la dureté et la douceur. Elle semble immense, inébranlable dans sa fragilité même. Elle accepte de quitter le silence de ces réflexions intimes et puisqu’elle est sommée de répondre, elle ne dissimule rien, n’épargne rien. Patiente et implacable, elle fait apparaître le lieu de la rencontre et de la rupture. Au « qui aimons-nous quand nous aimons ? » de Stan, elle oppose un « où sommes-nous quand nous aimons ? ».

La parole de la femme est sans issue, n’appelle aucune réponse. Celui qu’elle a aimé, celui qui se veut guerrier, elle le nomme « déserteur ». Elle expose la mémoire, la trace d’un désir, elle le nomme « parjure ». Elle souligne la vulgarité des termes et reprend ce qu’il prétendait garder : ce qu’il appelle son talent – son intériorité – ses enfants. Et le texte évoque la responsabilité de ceux pour qui « toujours est un mot trop grand » en ces temps de garde alternée et d’arrangements. Il a délibérément quitter le paradis, ce que l’on appelle « joie de vivre à défaut d’autre chose » ? Elle lui annonce l’errance solitaire. Il a les larmes d’un « désarroi philosophique » ? Elle présente la rupture dans sa réalité physique « je ne serai plus là ».

Lorsque les mots sont utilisés pour tuer, personne n’en sort indemne. Lorsqu’il s’agit de tuer l’amour, le grand amour d’une vie, ils touchent à l’essence de la rupture : la destruction de ce qui a été. La violence de la représentation est sidérante. Le propos s’ancre dans l’expérience collective et parvient à toucher au mythe.

Danzine

Evi Tzortzi : m.e.t.a., Modified estimated time of arrival ou la possibilité d’un après.

Dans le cadre du festival Re-Map d’Athènes, Evi Tzortzi présente une performance en prise avec les événements actuels. Cette performance est issue de la vidéo antanaclasis conçue fin 2008 alors que la crise financière s’installait. Quelques trois ans après, la Grèce se trouve au premier plan d’un paysage mondial instable et inquiétant. Pourtant, la performeuse choisit d’évoquer une fin différente de celle annoncée par les marchands de peur, en prenant garde de ne rien affirmer.

Au moment de la création de la vidéo antanaclasis – figure rhétorique que l’on pourrait traduire par répétition avec distorsion de sens – Evi Tzortzi tend à attirer l’attention sur la forme d’hypnose que constituent les médias de masse. Ceux-ci semblent aller de paire avec le modèle de l’individu-consommateur qui a remplacé le citoyen partout, y compris dans la plus vieille démocratie du monde. Quelque soit son poids historique, la Grèce n’échappe pas à la course aux bénéfices et les événements de décembre 2008 prouvent, s’il était nécessaire, qu’il y a des failles dans son édifice social.

Une femme est allongée sur un téléviseur, la tête et les jambes dans le vide. La même, vêtue de blanc, mi-prêtresse mi-spectre, se trouve captive d’une boîte au fond rouge sang, comme la bande qui ne dissimule pas ses yeux. L’image saute à l’intérieur du téléviseur, instable, la femme accroupie est noyée dans une partition électronique de Grivas Anastasis. Sa bouche arrondie semble crier, elle tente de repousser les parois.

Les mouvements sont profonds et remontent à la surface par vagues successives. Le bûto nourrit l’interprétation d’Evi Tzortzi. Lorsque la vidéo s’achève, la jeune femme allongée a chuté après avoir imperceptiblement dégluti. Elle demeure alors un moment au sol tandis que l’écran se couvre de parasites que nous appelons neige, comme pour conserver une part de naturel dans cet objet, devenu domestique.

La performance, créée en collaboration avec la chorégraphe Stefanie Tsakona et présentée dans l’espace Frown Tails, pourrait être l’après de cette vidéo. Une femme dort sur la télévision qui a remplacé son lit et même ses rêves, un somnifère qui sert de substitut d’existence. La créature enfermée dans le téléviseur apparaît à la fois comme image de sa réalité et comme une représentation du moi profond, piégé. La psyché humaine prisonnière d’un diktat extérieur et collectif. A force d’effort, elle parvient à réveiller la dormeuse aux chevilles tatouées : € et $. La chute de cette belle au bois dormant du temps présent marque le début d’un retour à soi. La danseuse porte d’abord une tête lourde de trop d’informations, difficile à détacher du sol.

La bande son composée par Lambros Pigounis entrelace de très petites unités sonores, des brisures d’instants audibles qui font écho aux particules lumineuse agitées. La qualité de silence est remarquable, parfois respiration, parfois oppressant. Le fil narratif se déroule ainsi accompagné par cet espace sonore d’une grande précision. Difficile de dire s’il est mécanique, mélodique ou organique. Tout cela à la fois, sans doute.

Les mots « soumission », « peur », « contrôle » s’écrivent à l’écran, en boucle. Après une marche systématique de rectangles concentriques, les pieds et les mains se tordent, la danseuse se recroqueville. Elle souffre, peine à retrouver son autonomie. Une chute brutale sur le dos entraîne une crise d’épilepsie d’une grande justesse. Alors qu’elle se traîne vers son attaché-case, comme retenue en arrière par la télé et les sons, elle parvient à se relever, serre la mallette sur sa poitrine, l’agrippe. Levée au dessus de sa tête puis ouverte, elle laisse échapper de l’eau qui nettoie de l’attachement à la zone grise d’une vie déshumanisée ; achève le réveil.

Dans le silence, on entend sa respiration. Elle couvre le téléviseur de sa veste et apparaît vêtue de la tenue que portait sa conscience. La voilà bras tendus vers le ciel, tête renversée à nouveau, vers le haut cette fois. Les battements de cœur enregistrés se mêlent à son souffle, sa présence est vibrante.

Evi Tzortzi évoque la possibilité d’un après heureux. L’évidence de l’aliénation, l’effondrement des valeurs matérialistes et médiatiques laissent-ils la place à l’union de chacun avec soi ? L’heure des prises de conscience individuelle est-elle là ? Peut-être.

Danzine