Carlotta Ikeda et Pascal Quignard : un peu plus près de Médée

La figure de Médée fascine autant qu’elle effraie. Elle attire à elle ceux qui grattent et s’interrogent, ceux qui veulent s’approcher des passions dissimulées, des mystères intimes. Folle amoureuse de Jason, elle sacrifie son frère encore enfant pour fuir avec lui. Mais lorsqu’il choisit une autre couche, épouse une autre femme, elle se révèle fille d’Hécate, nièce de Circée : magicienne. Incomprise, étrangère, elle incarne une puissance féminine proche de la sorcière. Savante, elle connait les onguents qui tueront sa rivale au moment où elle enfilera sa robe de noces. Divine, hors du temps, la petite fille du Soleil tue ses enfants afin de faire souffrir celui qui l’a trahi. Infanticide, elle quitte les territoires humains et rejoint les hauteurs de ses ancêtres, apatride et insaisissable.

Il n’est pas étonnant que Carlotta Ikeda, créatrice de la première compagnie de Butô exclusivement féminine, s’approche de cette figure difficile. En 1975, elle créait Mesu Kasan, Volcan féminin. Ce volcan de la féminité, cette marque d’une puissance qui fait peur depuis si longtemps que l’on pourrait croire que les civilisations se sont construites pour la tenir à distance, la briser, Médée en est un aspect. Avec une danse attentive, pleine, moins fidèle au Butô et sans doute plus personnelle, Carlotta Ikeda dévoile Médée à travers chaque étape de son parcours violent, débordé de force et d’un intense désespoir.

Dans cette aventure, présentée dans le cadre du festival Faits d’hiver, elle a invité Pascal Quignard et Alain Mahé. Le trio emplit le théâtre Paris-Villette d’une vibration subtile et précieuse. Pascal Quignard a écrit son propre texte face à la Médée d’Euripide et le lit, seul à une table. Il rappelle sa lignée, souligne son appartenance, la préméditation infime de son acte et le déchirement qui fonde Médée assassine. Geste fort dans sa simplicité, il achève sa lecture et se tourne pour voir. La musique d’Alain Mahé est toute de percussions et de frottements de pierres, immémoriale. Une composition hors du temps, tandis que la danseuse parvient à faire surgir l’effroi, la folie, la force, l’abattement et la colère, ici et maintenant.

Le plateau est vide, le corps dépasse l’esprit sous le soleil exactement, un Soleil Noir qui sert également à dévêtir une danseuse en métamorphoses : tantôt figure christique de soie rouge, tantôt vulve noire, orchidée sacrée, cocon de deuil, dentelles fragiles. Le visage blanchi, intemporelle, Carlotta Ikeda accueille en son corps l’amoureuse meurtrière et réussit à actualiser la figure éternelle. Après 45 minutes, la lumière s’absente et seules demeurent en scène les mains assassines, magnifiées. Ancrée dans le sol, ramassée sur elle‑même, Carlotta Ikeda aura transcendé tout à la fois Médée et le mouvement pour s’élever à une hauteur toute mythologique. Hors d’âge.

.Danzine.fr

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